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Littérature américaine - Page 19

  • Trouble Carol Oates

    Joyce Carol Oates évoque dans Délicieuses pourritures (Beasts, 2002, traduit de l’américain par Claude Seban) l’atmosphère des années septante dans une université du Massachusetts. « Je vous aime, pourries, / Délicieuses pourritures. / … merveilleuses sont les sensations infernales, / Orphique, délicat, / Dionysos d’en bas. » L’extrait de Nèfles et sorbes de D. H. Lawrence, en épigraphe, donne le ton de ce roman d’initiation où liberté sexuelle et créativité se mélangent hardiment – et tragiquement. 

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    Figurine de style de Teotihuacan, VIe-VIIe siècle (Détours des mondes) 

    C’est devant un totem, au Louvre, que la narratrice vacille, un jour de 2001, bouleversée. Gillian a quarante-quatre ans, et cette Figure maternelle, une sculpture en bois de plus de trois mètres de haut, réveille le souvenir d’un cauchemar, d’un incendie où ont disparu deux personnes qu’elle a aimées. En 1975, elle habitait avec une douzaine d’autres filles dans une résidence sur le campus de Catamount College (inspiré du Smith College). Les alarmes, les sirènes des pompiers les avaient réveillées cette année-là en sursaut à plusieurs reprises, au milieu de la nuit, suscitant chaque fois l’inquiétude. Les incendiaires restaient introuvables.

     

    Gillian, vingt ans, ouvre son journal secret pour y raconter comment elle a suivi Dorcas, la femme d’Andre Harrow, son professeur de poésie dont elle est tombée amoureuse, jusqu’au bureau de poste, dans un mélange d’excitation et de plaisir. « Dorcas était une artiste, une sculptrice. On admirait son travail ou on le détestait. On l’admirait ou on la détestait. C’était aussi simple que cela, et pourtant ce n’était pas simple du tout. » Sur un mur de l’université, l’artiste avait apposé ces mots provocateurs pour accompagner son exposition : « Nous sommes des bêtes et c’est notre consolation. » Connue pour mépriser la vie universitaire et les conventions bourgeoises, Dorcas fascine Gillian, qui trouve ses sculptures-totems laides mais retourne plusieurs fois les voir. Quelle n’est pas sa surprise quand, à la poste, sa cible se retourne vers elle et, soulevant les longs cheveux ondulés de l’étudiante, murmure en français : « Belle, très belle » avant de lui demander « Et laquelle d’entre elles es-tu ? »

     

    Les tensions s’exaspèrent entre les étudiants. On soupçonne l’une ou l’un d’entre eux d’être à l’origine des incendies, quelqu’un de malade ou qui voudrait attirer l’attention. Les filles de la résidence en discutent entre elles, s'observent. Toutes celles qui fréquentent l’atelier de poésie d’Andre Harrow sont plus ou moins amoureuses de lui. Gillian a l’impression que quand il leur lit un poème de D. H. Lawrence plein de sensualité, il la regarde en particulier, elle, comme quand il conclut : « Lawrence nous enseigne que l’amour – l’amour sensuel, sexuel, charnel – est notre raison d’exister. Il détestait l’amour de « devoir »… pour les parents, la famille, la patrie, Dieu. Il nous dit que l’amour devrait être intense, individuel. Pas illimité. Cet amour illimité sent mauvais. »

     

    Le professeur, dans la trentaine, est très conscient de l’effet qu’il produit sur les jeunes filles. Il les pousse à écrire sur leur moi intime, à tout explorer. Gillian cache ses sentiments : « Dans l’amour de loin, il faut inventer tant de la vie. Dans l’amour de loin, on apprend les stratégies du détour. » Mais elle n’arrive pas à lui parler avec la même désinvolture que ses compagnes, ni à l’appeler par son prénom.

     

    Le jour où il la convoque dans son bureau, après plusieurs remarques sur son manque d’expression au cours, il la surprend en lui parlant de sa femme, qui a eu l’impression d’être suivie par elle. Gillian dément, prétexte une course à la poste. Il lui parle aussi de ses poèmes, toujours intéressants d’un point de vue technique, mais « inaccomplis » : « Comme si vous aviez mis tous vos efforts à construire les barreaux d’une cage où un papillon s’est pris au piège ; le papillon bat des ailes pour être libéré, et vous ne le voyez pas. » – « Je savais. Je savais qu’il avait raison. »

     

    L’étudiante s’est renseignée sur le couple Harrow, qui n’a pas d’enfant. Elle sait que, de temps à autre, ils invitent chez eux une étudiante, ou l’engagent comme stagiaire, et parfois l’emmènent en voyage avec eux. Il y a plein de bruits qui courent, et quand elle en parle à une amie, Dominique, qui a été vue en leur compagnie, celle-ci nie tout et s’en sort avec des taquineries. C’est Harrow qui, un soir où ils se retrouvent côte à côte sur un chemin verglacé à la lisière des bois, la questionne – « On ne peut déterminer à la lecture de vos poèmes si vous avez un amant. Des amants ? Vous êtes d’une circonspection exaspérante. » – avant de l’embrasser.

     

    Délicieuses pourritures dissèque, au fil des mois, la relation trouble entre un professeur et une étudiante, pas la première à se laisser prendre dans ses filets. Où cela les conduit, quel rôle joue sa fascinante épouse, Joyce Carol Oates le dévoile peu à peu, tout en relatant les rituels et les drames d’une vie universitaire d’avant l’ère du « politiquement correct ». C’est pervers, on l’aura compris. Des Gens chics (1970) à Folles nuits (2011), la prolifique romancière américaine, née en 1938, ne s’intéresse pas aux bons sentiments, mais à tout ce qui se trame derrière les visages, les corps, dans les coulisses, là où parfois, des vies basculent.

  • Plaisirs secrets

    « Certains d’entre nous sont destinés à vivre dans une case dont il n’est de libération que temporaire. Nous autres aux esprits endigués, aux sentiments entravés, aux cœurs arrêtés et aux pensées réprimées, nous qui aspirons à exploser, à déborder en un torrent de rage ou de joie ou même de folie, nous n’avons nulle part où aller, nulle part au monde parce que nul de veut de nous tels que nous sommes, et il n’y a rien d’autre à faire qu’embrasser les plaisirs secrets de nos sublimations, l’arc d’une phrase, le baiser d’une rime, l’image qui prend forme sur le papier ou la toile, la cantate intérieure, la broderie cloîtrée, le travail d’aiguille sombre ou rêveur venu de l’enfer ou du ciel ou du purgatoire ou d’aucun des trois, mais il faut que viennent de nous quelque bruit et quelque fureur, quelques éclats de cymbales dans le vide. Qui nous priverait de la simple pantomime de la frénésie ? Nous, les acteurs qui allons et venons sur une scène sans spectateurs, entrailles palpitantes et poings levés ? » 

    Siri Hustvedt, Un été sans les hommes 

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  • Sans les hommes

    Septième dans les meilleures ventes de livres en Suisse (Le Temps, 23 juillet 2011), Un été sans les hommes (The Summer without Men, 2011, traduit par Christine Le Bœuf)) est le dernier roman de Siri Hustvedt. Les lecteurs de fictions sont surtout des lectrices : Mia, la narratrice, une poétesse américaine, reviendra sur cette réalité et interrogera à d’autres occasions la sous-valorisation du féminin en littérature comme dans la société, encore aujourd’hui. 

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    Mais d’abord le sujet : Mia, cinquante-cinq ans, perd le nord quand son époux neurologue, Boris, lui annonce après trente ans de mariage, sans signes prémonitoires, qu’il souhaite prendre une « pause ». La Pause, comme l’appelle Mia, est une collègue française de vingt ans plus jeune qu’elle. Mia en devient folle, se retrouve à l’hôpital en plein délire, éperdue de souffrance. Le Dr S. l’aide à en sortir. Elle décide alors de quitter Brooklyn pour passer l’été dans le Minnesota de son enfance, trouve un arrangement avec l’université et accepte d’animer là-bas, au Cercle artistique local, un atelier de poésie pour des jeunes. 

     

    A Bonden, elle loue une petite maison non loin de la résidence où vivent sa mère et ses amies, baptisées par elle « les Cinq Cygnes » pour leur force de caractère et l’autonomie dont elles font encore preuve malgré diverses affections. Sa mère la soutient, sa sœur Béa aussi, qui l’a laissé pleurer dans ses bras à l’hôpital, moins impressionnée par son triste état que sa fille Daisy. 

     

    « Il est impossible de deviner l’issue d’une histoire pendant qu’on la vit, elle est informe, procession rudimentaire de mots et de choses et, soyons francs : on ne récupère jamais ce qui fut. La plus grande partie en disparaît. » Mia trouve chez sa mère, dans une anthologie de poésie, le poème de John Clare intitulé « I Am » et se rappelle avoir écrit et réécrit « I am, I am Mia » pour contrer le mépris des autres. Au cours de la deuxième semaine de son séjour, au début de juin, elle se sent prendre un léger tournant. « La conscience est le produit du recul. »

    Il y a d’abord les « amusements secrets » d’Abigail, 94 ans, bossue d’ostéoporose et quasi sourde, une artiste de l’aiguille. A Mia, elle montre ce qu’elle n’a jamais confié à personne, ce qui se cache à l’envers des dessins charmants de ses anciens ouvrages : des scènes secrètes, sadiques, étranges, érotiques  « j’étais complètement timbrée à l’époque ». « Que diable savons-nous de qui que ce soit ? » s’interroge Mia.  D’Ashley, la plus enthousiaste de ses élèves, l’assurée, l’amie d’Alice l’introvertie, elle reçoit un courriel où on la considère comme « un ange », et puis, d’un inconnu qui signe « M. Personne » : « Vous êtes Dingue, Cinglée, Siphonnée. » Enfin, Boris lui écrit qu’il souhaite, aussi pour leur fille, rester « en communication ».

    Dans la maison voisine, Mia les découvre peu à peu, habitent la petite Flora et le bébé Simon, Lola et Pete, leurs parents, aux disputes fréquentes. Voilà bien des personnalités à observer, des relations qui s’ébauchent, de quoi distraire Mia de ses doutes à propos des « vaines fulminations d’une poétesse rousse isolée face aux ignares et aux initiés et aux faiseurs de culture qui n’ont pas su la reconnaître », même si un prix lui a offert un jour quelque reconnaissance. Les vieilles dames en particulier, sa mère et ses amies, sont des puits de réconfort et de lucidité pour Mia. Sa mère lui explique qu’elle s’attache à toucher ses amis – « dans un endroit comme celui-ci, beaucoup de gens ne sont pas touchés suffisamment. » Leurs propos sur les hommes de leur vie font écho à ses pensées sur son passé avec Boris et les hypothèses sur leur futur.

    Lola, un peu plus âgée que sa fille, intéresse Mia avec sa vie morose entre ses jeunes enfants et un mari anxieux et colérique. Elle fabrique des bijoux en fils d’or mais a du mal à les vendre. Elles se racontent l’une à l’autre. Boris informe Mia de son installation provisoire avec sa nouvelle compagne dans leur appartement. Dans un sens, elle s’avoue qu’elle est « mieux sans lui », mais que de bons souvenirs en commun…

    Et puis, l’ambiance s’électrise : Mia trouve un mouchoir taché de sang sur son bureau au Cercle artistique, elle finit par questionner M. Personne – « Qui êtes-vous et qu’attendez-vous de moi ? » –, une crise se produit dans la maison voisine et de plus, « quelque chose mijote, oh oui, il y a un frichti de sorcières qui mijote. » D’après sa fille Daisy, Boris n’a pas l’air bien.

    Siri Hustvedt tient ses lecteurs en haleine, alterne les épisodes narratifs, les plongées introspectives, les réflexions générales sur la vie en couple, les femmes et les hommes, mais aussi sur les différentes facettes que la vie taille à même notre peau. Graves, drôles, imaginaires, pertinents, combatifs, les « flux de mots » intérieurs de Mia se muent parfois en poèmes, parfois en messages, parfois en apostrophes directes aux lecteurs. De cet été entre femmes, entre filles, les hommes ne sont pas exclus, on l’aura compris, mais Un été sans les hommes, avec acuité et franchise, les laisse à leur place et décrit, à travers des voix de femmes de plusieurs générations, comment celles-ci vivent la vie sans eux et trouvent entre elles, en elles, des ressources vitales.

  • Incompréhensible

    « Il semble incroyable, incompréhensible que des enfants meurent avant les adultes. C’est un défi à la biologie, ça contredit l’histoire, ça nie toute relation de cause à effet, c’est même une violation de la physique élémentaire. C’est le paradoxe absolu. Une communauté qui perd ses enfants perd son esprit. »

    Russell Banks, De beaux lendemains

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  • Beaux lendemains

    La mort d’un enfant est un des sujets les plus douloureux qui soient. Quand un car scolaire se renverse un jour de neige, entraînant deuils, souffrances et déchirements, comment en parler ? Russell Banks, dans De beaux lendemains (The Sweet Hereafter, 1991), donne la parole successivement à Dolorès, la conductrice du car, à un chic type qui y a perdu ses jumeaux, à un avocat qui veut représenter les victimes, à l’une de celles-ci, Nicole, à qui on répète qu’elle a eu de la chance parce qu’elle a survécu, mais qui y a perdu ses jambes, avant de revenir à Dolorès, pour en finir avec cette histoire qui a chamboulé Sam Dent, une bourgade au nord de l’Etat de New York. 

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    Ce matin-là, ça sentait la neige. Dolorès l’a dit à son mari, en chaise roulante à la suite d’une attaque. Cela fait vingt-deux ans que cette grande et forte femme ramasse les enfants et les ramène, matin et soir, par tous les temps. Elle bichonne son bus avant d’entamer sa tournée dans ce village où elle connaît tout le monde, elle trie aussi le courrier à la poste. Elle sait qui arrive toujours en retard, quels drames se cachent derrière de petites mines chiffonnées, elle sait s’y prendre avec les gosses, en fixant clairement les règles au départ, en s’intéressant à eux mais sans insister, pour qu’ils se sentent à l’aise.

    Ses passagers et elle sont assez surpris quand le petit Sean, seul enfant du couple qui tient l’unique motel du coin, tend les bras vers sa mère « comme un bébé craintif » en lui disant qu’il veut rester avec elle, avant que Nicole Burnell, une des filles de huitième, le prenne près d’elle pour le rassurer. Plus loin, une fois ses jumeaux dans le bus, Billy Ansel a pris l’habitude de les suivre avec son pick-up, jusqu’à la bifurcation vers la ville – pas envie, sans doute, de se retrouver seul dans la maison depuis que leur mère est morte d’un cancer, quelques années avant. Idéaliste, ancien du Viêt-nam qui embauche régulièrement de jeunes gars « maussades » revenus de cette guerre et les aide à se réhabiliter, Billy est considéré par tous comme un modèle.

    On fait donc connaissance avec les enfants, leurs familles, la localité, jusqu’à ce que surgissent les problèmes sur la route, d’abord ce chien qui surprend la conductrice en traversant la route juste devant eux – heureusement il ne se passe rien –, puis ce second chien que Dolorès voit ou croit voir dans la neige tombante et qui la fait braquer à droite et freiner, « tandis que le bus quittait la route et que le ciel basculait et chavirait et que le sol surgissait brutalement devant nous. »

    Billy Ansel, derrière, était en train de répondre de la main à ses enfants qui lui faisaient signe de l’arrière. Il a vu l’embardée, le dérapage, le garde-fou enfoncé, le bus « en chute libre du haut de la berge jusqu’au fond de la sablière » et l’eau glaciale en engloutir la moitié arrière. Contrairement aux gens qui prétendaient savoir que cela arriverait un jour ou l’autre, qui accusent Dolorès ou l’état du bus ou l’entretien des routes, à la recherche d’un coupable, il sait que l’accident était imprévisible. A ce moment-là, il s’en veut, lui était en train de fantasmer sur la femme mariée avec qui il entretenait une liaison secrète, et maintenant toute sa vie défile, sa vie avec Lydia, sa femme, leurs vacances avec les enfants, la maladie, le veuvage. Après l’accident, il aide à remonter les survivants, à dégager les corps bleuis. Pas par courage – « Ma seule possibilité de continuer à vivre était de croire que je ne vivais plus. »

    Quand Mitchell Stephens aborde Billy Ansel près de son garage, il se fait éconduire, Ansel ne veut aucun contact avec ces juristes qui rôdent dans les parages pour monter une affaire. Mais l’avocat est expérimenté, et ce n’est pas la cupidité qui le fait agir mais la colère, contre ceux qui jouent avec la sécurité, qui sacrifient des vies pour diminuer les coûts, augmenter les gains. Il convainc rapidement quelques familles de lui confier leurs intérêts, puisqu’il ne leur en coûtera rien, sauf un pourcentage sur les dédommagements s’il gagne leur procès. Stephens mène une « vendetta personnelle ». Sa fille unique, Zoé, il n’est pas arrivé à la protéger de la drogue, il n’a de ses nouvelles que quand elle a un besoin urgent d’argent pour continuer, et son amour pour elle s’est transformé en « rogne fumante ».

    Russell Banks, écrivain engagé, convainc davantage dans De beaux lendemains que dans La Réserve. C’est la jeune Nicole Burnell, de retour chez elle en fauteuil roulant, dans la chambre que son père lui a aménagée au rez-de-chaussée, où elle demande tout de suite qu’il lui installe un verrou à la porte, qui portera le dénouement de cette douloureuse affaire. L’adolescente s’étonne de l’ordinateur offert par l’avocat à son intention et ne comprend pas ce que ses parents attendent d’un procès. Chanceuse ? Malchanceuse ? Elle comprend qu’elle est « les deux à la fois, comme la plupart des gens ». L’accident l’a transformée de plus d’une façon, et elle est plus forte qu’on ne le croit. Sa famille et tous les autres ne savent pas encore ce qui les attend. Le sait-on jamais ?